« Ça, c’est la cuillère pour manger de la musique ! », s’exclame DJ Boboss en montrant une cuillère à soupe abîmée reliée à un mince fil magnétisé dépassant d’une boîte en bois qui lui sert de platine. Le boîtier est également équipé d’une paire de boutons métalliques provenant d’un porte-serviettes, du bec d’une bouilloire, d’un morceau de batterie, de plusieurs bouchons de bouteille et de divers fils colorés. L’ensemble est peint en rouge, vert et jaune et couvert de rayures, de bosses et de gouttes de cire, témoignages des années de persévérance, d’essais et d’erreurs.
DJ, producteur, artiste et électricien autodidacte, Boboss se nourrit de musique depuis la classe de troisième, lorsque son père lui achète une « petite radio à une pile » qui le fascine, à cause des voix mystérieuses qui en sortent. « Je voulais savoir à quel point les gens qui parlaient à la radio étaient petits ». Curieux, le jeune Boboss déconstruit l’appareil et coupe accidentellement un fil, le rendant inutilisable. Son père n’étant pas en mesure de lui en acheter un autre, il n’a d’autre choix que d’apprendre à réparer la radio lui-même. C’est ainsi que commence le voyage de sa vie dans le son et la physique.
Electrique Deejay
Poussé par une fascination exponentielle, Boboss ne tarde pas à parler couramment le langage de l’ingénierie électrique. « Le peu que j’apprenais à l’école, je le mettais en pratique à la maison », dit-il. « Tous les gens de mon entourage m’apportaient leurs radios usées. Je faisais des recherches et je jouais avec les différentes pièces jusqu’à ce que je crée quelque chose de nouveau ». Avant même d’avoir terminé l’école primaire, il s’attire déjà les faveurs de sa communauté en tant qu’homme à tout faire, réparant des radios usagées et d’autres appareils ménagers, des horloges et des torches. Un jour fatidique, il entre par hasard dans un club local avec quelques amis et admire pour la première fois un DJ utiliser une table de mixage. « J’ai été stupéfait par les techniques qu’il utilisait et par la façon dont la foule se déplaçait. La façon dont il coupait et transposait la musique m’a fait me dire que je pourrais faire quelque chose de semblable avec les ressources dont je disposais à la maison ».
Boboss commence par fabriquer un microphone en adaptant une radio cassette et un amplificateur mis au rebut, puis construit sa première table de mixage en bois à l’aide d’une série de pièces métalliques magnétisées qu’il utilise pour « découper la musique ». Le même amplificateur lui sert aussi d’unité centrale, où il sépare les médiums, les aigus et les graves. Alors qu’il entre au lycée, il a déjà créé sa propre station de radio pirate, diffusant dans un rayon local de 200 mètres – juste assez pour atteindre les amis et les voisins de son petit village situé à la périphérie de Meru, au centre du Kenya.
Bien qu’il ait gagné les faveurs de ses amis et de ses camarades, séduits par sa personnalité turbulente, Boboss et ses excentricités n’ont pas toujours été bien accueillis par la majorité des membres de sa communauté, en proie à un code religieux profond et rigide. Plutôt que de considérer son don comme une bénédiction divine, beaucoup y voient une interférence démoniaque. « Ils pensaient que j’étais fou parce que je faisais des choses extraordinaires. Ils disaient : ‘Ce type n’est pas dans le monde dans lequel nous vivons. C’est son esprit qui lui montre ces choses ». Sa propre grand-mère craint qu’il soit possédé.
Alors qu’il entame ses études secondaires, Boboss est admis de force dans un établissement psychiatrique et reçoit un cocktail d’antidépresseurs et de neuroleptiques qui le plongent dans une dépression durant un an. « Ils me poursuivaient et m’attachaient avec des cordes », se souvient-il tristement. En grandissant, il sent que l’espace créatif qu’il a dans sa communauté devient de plus en plus étroit.
Sa nouvelle obsession : s’évader. « Je savais qu’il existait des endroits où les gens apprécieraient mes talents. Il fallait juste que je les trouve. » Il continue à cette époque à travailler comme électricien, mais doit fermer sa station de radio et cesser d’organiser les spectacles publics impromptus qu’il aimait tant. Finalement, il réussit à économiser suffisamment d’argent pour s’installer à Nairobi, la capitale du Kenya, dans le rêve d’y rencontrer des gens plus ouverts d’esprit.
Depuis lors, l’artiste prospère en tant que DJ et icône de la culture musicale underground kenyane. Réputé dans tout Nairobi pour ses sets publics joués à l’improviste, Boboss rassemble des centaines de personnes. Ses fans en ligne se comptent par centaines de milliers et lui ont permis de décrocher un partenariat avec Adidas, un set à la Boiler Room, une performance au festival Nyege Nyege et plusieurs articles dans la presse locale. Dans son nouveau quartier de Juja Town, à 30 kilomètres au nord-est de Nairobi, il est une célébrité locale. Ramenant ses platines d’un endroit à l’autre, entre la place des taxis, le marché local ou un barrage, il joue son mélange unique de dancehall pour 10, ou 100 personnes à la fois. Sa palette ressemble à un cocktail de musique de danse de toute la diaspora africaine, avec un focus sur le dancehall, le reggae et les sons d’Afrique de l’Est. Basses lourdes, synthés et cuivres exubérants, mélodies contagieuses…
Inspiré par des artistes comme Konshens et Vybz Kartel, Boboss transpire la culture dancehall. Devant et hors caméra, il conserve l’exubérance d’un toastmaster, s’exprimant dans un mélange d’anglais, de sheng (argot urbain) et de langues locales. Il s’exclame « Ya dun know ! » après avoir expliqué la science de la fonction « magnetised cut » de ses platines.
« Et pendant ce temps, DJ Boboss is the boss ! »
Lorsqu’il nous fait visiter sa maison ou son studio, tout ce qu’il fait est animé d’une énergie électrique, d’un sentiment de potentiel infini. Il s’agit d’une pièce en béton percée d’une lucarne, remplie de haut-parleurs, de 5 ou 6 platines en bois et d’une grande boîte de fils, de clous, de capsules de bouteilles, de boutons et d’autres petits objets divers qu’il utilise pour construire et entretenir son équipement. Dans le salon adjacent, une installation d’enregistrement « classique » est posée à côté d’une batterie et d’une guitare. Il ne sait jouer ni de l’un, ni de l’autre. « Je l’ai vue et je me suis dit que j’aimerais bien savoir jouer d’une batterie, alors je l’ai achetée. Maintenant, je vais devoir apprendre ! » Une série de prototypes de mixeurs en bois sont alignés sur le mur. Ils font partie d’une exposition artistique à laquelle il participe dans une galerie de Détroit.
C’est dans cet environnement que le DJ est le plus à l’aise, interagissant avec tous les objets de cet espace. À un moment donné, alors qu’il montre comment utiliser ses platines, la musique devient saccadée et s’interrompt. Boboss prend instinctivement un briquet et brûle le plastique de l’un des nombreux fils qui dépassent. Il tord les bandes métalliques qui en sortent et résout rapidement le problème. Quelques instants plus tard, il se saisit d’une capsule de soda, la perce avec un clou et l’attache à un bouton métallique de la platine, qui s’avère être un fader défectueux. En le tournant dans un sens ou dans l’autre, il peut désormais manipuler les basses fréquences. Il effectue toutes ces réparations en temps réel, pendant que la musique se poursuit. Le tout en dansant et en toastant sur la chanson. « Kwanini kesho ! »
Face à cette approche fantaisiste et DIY de la manipulation du son, on ne peut s’empêcher de penser à Lee Scratch Perry, aventurier et scientifique de l’expérimentation. L’équipement de Boboss est une extension de lui-même, qu’il en joue comme d’un instrument. Il n’a même jamais pris la peine d’apprendre à utiliser des platines conventionnelles. PAM vous emmène dans le monde de DJ Boboss : derrière ses platines uniques, il vous raconte son parcours musical et sa créativité sans limites.